Rencontre avec Libreville Records

Par Nicolas Plommée

Benjamin Platret, 46 ans, a initié en 2016 le label de rééditions musicales Libreville Records, déjà fort de huit références. Il serait trop facile de qualifier Benjamin de “digger” : lui n’aime pas ce mot, désormais vaste fourre-tout qui recouvre des réalités fort différentes, et préfère celui de “chasseur de disques”. Le bonhomme a beau avoir voyagé en Afrique, nouvelle opportunité d’y rechercher des disques, quand il travaillait dans la finance, Libreville Records ne fait pas référence à la capitale du Gabon : plutôt à l’idée d’un lieu idéal affranchi des frontières sans se limiter à un strict genre de musique.

En plus des rééditions avec Libreville Records, l’hyperactif Benjamin peut aussi sortir des nouveautés sur son autre label AmiciMiei, “Mes chers amis” en napolitain et sans relation avec le film du même nom de Mario Monicelli en 1975. La première référence de AmiciMiei a été en 2021 l’album de Wladimir Schall, 42’ 37’’, au format cassette.

Les influences de Wladimir, ancien du Conservatoire, sont à chercher du côté d’Erik Satie et de l’artiste dada Kurt Schwitters. Deux nouvelles sorties sont prévues cette année, dont dès avril le Black Rocks d’Octofase, jeune multi-instrumentiste de talent capable de concilier musique “ambient” et rock éthéré.   

Hors Libreville Records et AmiciMiei, Benjamin est aussi depuis 2017 partie prenante de BeauMonde, label au tropisme “tropical”, principalement celui des musiques antillaises et afro-caribéennes. BeauMonde, huit références maxis et albums confondus, depuis Acayouman jusqu’à Béliz via l’album-culte gwoka-jazz Fabriano Fuzion, le boogie camerounais de Dick Dickson, ou encore l’album funk fusion du groupe d’origine gabonaise Surprise, l’associe à Nicolas Skliris, parti depuis vers d’autres projets, et Julien “Digger’s Digest” Achard.

Né en 1975, Benjamin quitte à l’âge de 10 ans la région française près de Genève pour Paris. Son premier 45 tours, faute d’avoir trouvé la musique du générique du dessin animé japonais Capitaine Flam reste celui d’Albator cher également à Daft Punk. Si son oncle écoute beaucoup de musique brésilienne, pas seulement la bossa nova de Joao Gilberto mais aussi Jorge Ben, son beau-père à l’époque est un amateur de jazz. Benjamin achète son premier album, Time Out de The Dave Brubeck Quartet qui contient les titres Blue Rondo à la Turk et Take Five, en cassette. Au début des années 1990, éclectique il se partage entre “classic rock” (Janis Joplin, Jimi Hendrix, The Doors…), des BO de films du genre Bullit de Lalo Schifrin et rap alors émergent (Public Enemy, De La Soul). Benjamin sacrifie au CD de 1992 jusqu’en 2005 quand il rachète une platine vinyle. S’il apprécie les spectacles d’opéra et de danse, il préfère les disques aux concerts, mais suit un ami franco-américain de 1992 à 1994 aux soirées Wake Up de Laurent Garnier au Rex Club. Y sont invités aux platines Derrick May et Kevin Saunderson, deux des trois membres de la sainte trinité de la techno à Detroit avec Juan Atkins, mais aussi “DJ Pierre de Chicago” ainsi qu’il est précisé sur le flyer à l’époque. Il ne retournera ensuite au Rex Club que pour un des premiers “live” de Daft Punk.

 Au milieu des années 2000, Benjamin passe par hasard rue des Dames dans le 17ème arrondissement de Paris devant la porte grande ouverte de la boutique Groove Store, qui a existé pendant plus de vingt ans mais a fermé récemment. Son patron Alexis défie notre promeneur d’identifier le morceau qu’il est en train de jouer avec pour récompense de le lui offrir. Benjamin reconnaît Cybotron le groupe de Juan Atkins, sympathise avec Alexis, toujours entre Paris et Chicago où il a de la famille avant d’ouvrir là-bas la boutique Hyde Park Records, et achète des tonnes de disques funk, synthpop, électro et house de la fin des années 80 quand ça n’intéresse alors pas grand monde. À partir de 2005, Benjamin se lève à 5 heures du matin tous les weekends pour écumer les vide-greniers en région parisienne.

 Feu Pierre Jaubert était un musicien français de jazz parti aux Etats-Unis frayer sur place avec les musiciens afro-américains et revenu ensuite en France y initier son propre studio d’enregistrement à Courbevoie et un label baptisé Calumet. Au début des années 1970, Jaubert prend sous son aile un groupe de musiciens noirs exilés en Europe afin d’échapper à la conscription pour le Vietnam, rebaptisé le Lafayette Afro Rock Band. Benjamin le rencontre quelques années avant sa mort en 2017 avec à la clé une grande amitié. La première référence de Libreville Records sera en 2016 le Candy Girl du pianiste afro-américain de jazz Mal Waldron, disparu en 2002 à 77 ans, accompagné du Lafayette Afro Rock Band. Parmi l’impressionnante discographie de Waldron, Candy Girl était resté à l’état de “test pressing” après avoir été enregistré en 1975 par Jaubert dans son studio. Pour cette référence inaugurale Benjamin a pu compter sur les précieux conseils de Franck Descollonges, responsable du label “soul” (au sens large) parisien Heavenly Sweetness. C’est l’un des atouts de notre quadragénaire : sa quête sans fin de musique lui a fait connaître beaucoup de monde…

En 2018, deux ans après Candy Girl de Mal Waldron, Benjamin enchaîne autour d’un maxi obscur de 1986 signé Eko Kuango chiné une dizaine d’années plus tôt. S’il retrouve assez facilement la trace de l’acteur liégeois d’origine congolaise Denis Mpunga, leur rencontre lors d’une de ses visites à Paris lui apprend alors que ledit maxi, avec ses 4 titres, devait précéder un album bien enregistré mais jamais commercialisé et dont le “master” est aux abonnés absents. Il faudra plusieurs mois pour remettre la main dessus via un des musiciens du groupe et pouvoir ainsi proposer un total de 9 titres. Parmi sa collection de disques, Benjamin avait aussi pensé à celui de Wilfred Percussion sorti en 1983 mais retrouver la trace, dans la région du Frioul, au Nord-Est de l’Italie, à la frontière avec l’Autriche et la Slovénie, de son instigateur Wilfred Copello va prendre deux ans. Fan de son Following The Light de 1982, entre approche néo-classique et électro minimaliste, Benjamin contacte le compositeur britannique Albert Alan Owen. L’ancien élève parisien de Nadia Boulanger ne lui répond que pour le battre froid et s’inquiéter de savoir quelles sont les références de Libreville. Bingo ! Le nom de Mal Waldron, l’un de ses pianistes de jazz préférés, vaut sésame pour la seconde référence Libreville de l’année 2019 après l’album de Wilfred Percussion. Mieux encore, Owen devrait proposer cette année un disque inédit sur AmiciMiei. En 2020 Benjamin, en possession d’un des cinq disques d’un coffret limité à 300 exemplaires du Mega Wave Orchestra fabriqué pour une exposition à Genève en 1988 du peintre abstrait Richard Reimann, n’avait pas eu trop de mal à contacter la figure principale de la formation helvète pour lui en proposer une réédition. Christian Oestreicher, un des fondateurs du New Morning genevois original, tout à la fois musicien et mathématicien, dirige le studio d’enregistrement Mega Wave, un des premiers en Europe à avoir investi dans un synthétiseur Fairlight, instrument aussi rare que coûteux. Benjamin ne se contente pas non plus d’écumer les marges des années 80, il peut aussi s’enthousiasmer pour des musiques plus récentes, comme un CD autoproduit en 2013 par Niko Tzoukmanis, docteur en mathématiques allemand membre de plusieurs formations dont le binôme électro Audision. Depuis 2021 Hope Is The Sister Of Despair n’en finit plus de plaire, à tel point que Libreville Records, sortira un second album de Niko Tzoukmanis d’ici fin 2022.

Cette année s’annonce chargée pour Libreville. Il y a d’abord eu le Nothing’s Wrong In Paradise sorti à l’origine en 1985 par Sunstroke, binôme flamand de Gand avec un autre Benjamin, Bollaert, sorcier belge des premiers synthétiseurs, et le violoncelliste Etienne Delaruye qui avaient commencé par jouer ensemble dans le groupe gantois Kandahar. Même très au fait de l’actualité discographique de l’année 1985, il faut être Benjamin Platret pour avoir repéré la cassette Specific Pacific Archipelagos de Marten Ingle sur le label Tago Mago de Pascal Bussy, pas encore auteur d’ouvrages sur Can, Kraftwerk, Coltrane et Charles Trenet, ensuite passé par les maisons de disques Warner et Harmonia Mundi. Parmi le catalogue des cassettes Tago Mago figurent Pascal Comelade, Eyeless In Gaza et This Heat. Quant à Marten Ingle, c’est un bassiste américain qui avait travaillé pour la marque de synthétiseurs Oberheim avant de s’installer à Paris. Autre prochaine référence Libreville Records, Specific Pacific Archipelagos, dans une version sensiblement différente de la cassette d’origine, le jazz spirituel du Carvings de The William Penn Jazz Ensemble en 1982. Avant de devenir un compositeur d’opéra à la Gershwin, le flûtiste Leslie Burrs, alors résident à l’université musicale William Penn en Pennsylvanie, enregistre avec ses étudiants un album qui mêle compositions originales et reprises de John Coltrane et Herbie Hancock. Il y a bien sûr déjà d’autres projets, sur lesquels Benjamin Platret préfère rester discret. Le travail de fond paie et les nouvelles références bénéficient du travail qualitatif précédent. Libreville Records bénéficie d’une certaine reconnaissance parmi une offre de rééditions pléthorique. Son responsable, toujours prudent, constate que les sorties physiques, même limitées en nombre, bénéficient aux écoutes en digital sans que l’inverse se vérifie.

Début juin, pour coïncider avec la publication par Le cherche midi d’Avant que la nuit ne m’emporte, l’autobiographie de Guy Cuevas, le DJ historique du Palace, Libreville Records a publié une compilation d’après les masters de ses trois maxis, Ebony Game en 1981 avec une pochette d’Alice Springs, puis Obsession en 1982 et Gallo Negro en 1984 avec Jean-Paul Goude cette fois pour les pochettes. La compilation inclut deux inédits et un remix du titre-phare Obsession, dans une “Paris version” inédite, réalisé par Benjamin Platret et Grégory Louis, qui a notamment signé un morceau avec Slimkid3, ex-membre de The Pharcyde.

 Benjamin Platret chercheur de disques au long cours depuis bientôt vingt ans n’a pas voulu pour autant devenir DJ pour les faire partager. Il a préféré passer à l’étape suivante de la réédition discographique. Mais cette compilation de Guy Cuevas, DJ emblématique, ressemble quand même à une première façon idéale de boucler la boucle.

N’y voyez là aucune folie des grandeurs de la part de Benjamin Platret, grand amateur de musique sous toutes ses formes. Au point de persévérer, oreilles grandes ouvertes et sens toujours en alerte, dans une quête de disques avec leur propre histoire : le temps ne semble pas avoir de prise sur l’homme de Libreville.

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