Du mythe autour de Michel Magne à l’histoire sans fin du château d’Hérouville : tout Conte fait.
Le château d’Hérouville est le plus connu des studios d’enregistrement français. Qui n’a pourtant existé qu’une quinzaine d’années, avec un âge d’or relativement bref dans les années 1970, avant de réouvrir ses portes il y a bientôt 10 ans. Hérouville a d’abord été le domaine du compositeur Michel Magne, mort en 1984. Quarante ans plus tard, Christophe Conte se souvient de son Hérouville : une folie rock française, documentaire disponible en replay.
Il était une fois un lieu mystérieux et pourtant si proche de Paris. Le seul nom d’Hérouville peut prêter à confusion, en particulier avec Hérouville Saint-Clair, une commune limitrophe de Caen en Normandie où se situe le cinéma art et essai Le Café des images. Le Hérouville qui nous intéresse a pour nom complet Hérouville-en-Vexin, dans le Val d’Oise, près d’Auvers-sur-Oise, à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale française.
Il était une fois Hérouville, qui peut prétendre, face à Rockfield au Pays de Galles, objet du documentaire Rockfield - The studio on the farm (Rockfield, le rock’n’roll est dans le pré diffusé sur Arte) d’Hannah Berryman en 2017, au statut de tout premier studio d’enregistrement résidentiel au monde : il ne s’agit pas seulement de proposer le meilleur équipement sonore mais d’offrir des conditions d’accueil optimales (parc dans une maison à la campagne, piscine, court de tennis, cuisine gastronomique à demeure, cabine d’enregistrement en hauteur d’une grande maison et pas dans un sous-sol).
Il était donc encore une fois Hérouville, studio d’enregistrement né sous une bonne étoile avant de sembler maudit au point de pousser au suicide son initiateur.
Hérouville : une folie rock française est le neuvième documentaire de Christophe Conte depuis 2015. Pas de suspense inutile, c’est formidable. Formidable, comme du Aznavour, le second et ultime album de Oui Oui le groupe de Michel Gondry, du Charly Oleg (arrangé par Bertrand Burgalat pré-Tricatel, tiens donc), du Stromae. Aucun d’entre eux n’a été enregistré à Hérouville. Mais pour une fois que les planètes sont alignées, aucun souci ni scrupule pour ajouter sa voix au chœur des louanges à l’attention de Christophe Conte. Enfin un documentaire musical surtout pas réservé aux seuls amateurs du genre. Bravo, bravissimo pour le traitement solaire, joyeux et drôle de cette histoire tragique. Dans une époque volontiers délirante, il était par définition difficile de contrôler à bon escient tous les “délires”…
Hérouville : une folie rock française joue sur le double de sens du mot “folie”. Au-delà du seul terme médical, une folie peut aussi exister d’un point de vue architectural et renvoie, particulièrement au XIXème siècle, à une maison de plaisance, pour qui en a les moyens, aux alentours de Paris.
En 2022, Christophe Conte est contacté la même semaine par Gérard Pont, grand manitou de la société audiovisuelle et de spectacles Morgane, qui avait déjà été son producteur, en particulier d’un précédent documentaire autour d’Hérouville en 2016, David Bowie, L’homme cent visages ou le fantôme d’Hérouville, et par Victor Robert, responsable d’une autre société de production audiovisuelle plus jeune, 10.7prod. L’un comme l’autre lui soumettent l’idée de refaire un nouveau documentaire sur Hérouville. Transparent, Christophe Conte les informe de leur intérêt mutuel pour cette histoire unique en son genre à l’échelle hexagonale. Aucune surenchère à la clé, il faut juste obtenir l’accord d’un diffuseur. Soucieux de bien faire les choses, Victor Robert s’est assuré les droits d’un livre de Laurent Jaoui (oui celui de Stade 2…) publié par Le Castor Astral l’année précédente, Hérouville, le château hanté du rock. Jaoui s’y concentre essentiellement sur la seconde période du studio d’enregistrement autour de la figure de l’ingénieur du son Laurent Thibault, bassiste de Magma qui joue sur The Idiot d’Iggy Pop, influence majeure pour la new wave anglo-saxonne. Jaoui tente aussi de lister les artistes passés par Hérouville. Côté rock d’ici, ça va d’Eddy Mitchell à Nino Ferrer (pour chanter en anglais) avec Jacques Higelin un temps habitant sur place au point d’avoir une influence indirecte sur l’histoire de la pop anglo-saxonne. Bill Wyman rencontré à Saint-Paul-de-Vence par le compositeur Michel Magne, propriétaire du Château d’Hérouville et de son nouveau studio d’enregistrement, avec piscine et court de tennis, débarque à Hérouville pour produire ses obscurs poulains Tucky Buzzard. Lundi 21 juin 1971, The Grateful Dead tête d’affiche du festival d’Auvers-sur-Oise mort-né dès le vendredi précédent pour cause de météo et d’organisation catastrophiques, livre dans le parc du château d’Hérouville et en petit comité son premier concert français, filmé par les caméras de Pop 2, l’émission télévisée de Patrice Blanc-Francard, frère aîné de l’ingénieur du son, Dominique Blanc-Francard (père d’Hubert Boombass, moitié de Cassius, et Sinclair), à qui s’en remet Michel Magne pour faire fonctionner le studio. Un certain Elton John encore en devenir va enregistrer de 1972 à 1973 le brelan d’albums qui vont en faire une vedette outre-Atlantique : Don’t Shoot Me I’m Only The Piano Player, Honky Château en référence à Hérouville et Goodbye Yellow Brick Road. Si Pink Floyd vient y enregistrer Obscured By Clouds, la BO du film La Vallée de Barbet Schroeder, disque publié à l’été 1972, l’épiphanie pour Dominique, 27 ans, s’appelle Tony Visconti, venu avec T.Rex pour l’album The Slider sorti un mois plus tard. David Bowie sans Visconti suit pour Pin Ups, son album de reprises. Trois ans plus tard, secondé par Visconti, il est de retour avec Iggy Pop pour The Idiot mais aussi pour son propre Low. Le premier volet de sa trilogie berlinoise est en fait initialement parisienne, Brian Eno inclus. Les chiffres de vente cumulés de Low et The Idiot et font pâle figure face à ceux de la BO de Saturday Night Fever, dont les grands succès de la part des Bee Gees devraient beaucoup à Hérouville. Mais c’est là son chant du cygne : Fleetwood Mac pour Mirage en 1982 est aussi mal en point que le studio, bientôt fermé. Et que dire de Phil Barney encore inconnu produit par Marvin Gaye exilé en Europe ?
Il a beau avoir intitulé L’Amour de vivre son autobiographie publiée en 1980 par l’éditeur niçois Alain Lefeuvre (c’est dire si le personnage est déjà effacé des tablettes parisiennes. Bien sûr, l’ouvrage, passionnant sans être un chef d’œuvre d’un point de vue littéraire, est épuisé), Michel Magne ne va pas fort. Piètre gestionnaire, mal conseillé, il a perdu l’usufruit de son paradis depuis 1974. Né en 1930 à Lisieux, le compositeur d’avant-garde, devenu richissime grâce aux BO des Angélique, Marquise des Anges , Fantomas et autres Les Tontons Flingueurs avant même Tout Le Monde Il Est Beau, Tout Le Monde Il Est Gentil, Moi Y En A Vouloir Des Sous et Les Chinois À Paris, les trois premiers films à succès de Jean Yanne de 1972 à 1974, il se suicide, quasiment oublié, dans une chambre d’hôtel du Novotel de Cergy-Pontoise fin 1984 après confirmation par le tribunal de commerce de Pontoise de ce qui est selon lui une spoliation. Le destin tragique de Michel Magne inspire une légende noire autour d’Hérouville, d’abord restreinte à un petit cercle essentiellement parmi les professionnels de la musique. L’année de la mort de Michel Magne, le tout jeune Christophe Conte né en 1967 à Arcachon arrive à Paris. Le bonhomme s’est depuis raconté dans le premier volume de Profession rock critic d’Albert Potiron en 2019 publié par Gonzaï Media mais pour résumer, Christophe Conte a écrit dans Les Inrockuptibles de 1990 à 2018 où d’une part il est devenu (à son corps défendant ?) un spécialiste de la scène française et d’autre part a animé en 2008 avec son ami Pascal Bertin le mensuel Volume made in Les Inrocks. Il a depuis rejoint les colonnes de Libération et a pris ses quartiers le temps des étés 2022 et 2023 sur France Inter avec l’émission hebdomadaire et thématique French Collection, avec au compteur neuf éditions à ce jour. Au début des années 1990, Christophe Conte est partie prenante du label parisien pop Le Village Vert, celui d’Autour De Lucie et de L’Équipe À JoJo, compilation de reprises de Joe Dassin (avec Katerine, Jean-Louis Murat, Daniel Darc accompagné par Bertrand Burgalat) bien avant que la variété bien de chez nous ne réenchante les nouvelles générations. Dans les années 2000, sa chronique hebdomadaire “Billets durs” le fait mieux connaître. Très présent sur les Réseaux Sociaux, il reste attaché à X ex-Twitter, pour continuer à jongler entre humour et politique. Christophe Conte a sorti depuis 2005 une dizaine de livres dont l’un sur Daho, remis à jour sous un titre simplifié, et En studio avec Bashung (Seghers) en 2022. Son premier documentaire, François de Roubaix, un portrait au présent, date de 2015 en binôme avec Gaëtan Chataignier, ex-bassiste de The Little Rabbits et réalisateur infiltré, en tant que membre de La Secte Humaine, de Border Live (le meilleur rockumentaire français ?) en 2007 sur la tournée de Katerine post-Robots Après Tout. Quelques jours avant la mort de Bowie le 10 janvier 2016, les mêmes Conte et Chataignier récidivent avec David Bowie, L’homme cent visages ou le fantôme d’Hérouville avant de se retrouver en 2020 pour Cosmic trip, la musique à la conquête de l’espace. Entretemps, en 2019, Christophe Conte s’associe à Sylvain Bergère pour Daho par Daho et signe seul Glam rock, splendeur et décadence sur Arte. Suivent pour la chaîne culturelle européenne le tour de force The Kinks, trouble-fêtes du rock anglais en 2020, The Who, pile et faces en 2022 puis Brian Wilson, le génie empêché des Beach Boys en 2023. Vingt-cinq ans plus tôt, Christophe Conte écrit pour la première fois sur Michel Magne dans le cadre d’un article groupé avec Georges Delerue et François de Roubaix à l’occasion de trois compilations sur chacun de ces compositeurs publiées pour le compte du label Odéon Soundtracks par Stéphane Lerouge. Cet expert ès musiques de films se fait ensuite une place au soleil chez Universal avec la collection “Écoutez le cinéma” devenue depuis référence. En 2009, le réalisateur Jean-Yves Guilleux, deux ans après un documentaire sur François de Roubaix, enchaîne avec Michel Magne, le fantaisiste pop. Le dénommé Daniel Bastié lui consacre deux livres, Michel Magne, un destin foudroyé (Grand angle) en 2014 puis Michel Magne : De la musique d’avant-garde au cinéma (Ménadès) en 2022. Dès 2012, Gérard Duchemann, musicien et cuisinier autodidacte apprécié des lieux, se souvient aussi d’Hérouville dans son livre édité à compte d’auteur Autant en emporte le ventre. Laurent Thibault se livre à son tour l’année suivante dans L’Enrêveur, via l’éditeur inconnu au bataillon Le loup sage. Encore un an plus tard, son ancien associé Pierre Calamel sort le premier livre où Hérouville est explicitement cité : Rock, stars et fantômes au château d’Hérouville (Fulton). Ne nous racontons pas d’histoires, fut-elle belle, ces trois livres, comme l’autobiographie de Michel Magne, sont quasiment introuvables. Heureusement, Hérouville est bien sûr à l’honneur dans le beau livre Studios de légende, secrets et histoires de nos Abbey Road française de Manuel Jacquinet (Malpaso) fin 2020. Mais plus encore que le livre de Laurent Jaoui un an plus tard, c’est bien en cette même année 2021 Les amants d’Hérouville une histoire vraie, véritable roman graphique (Delcourt) de Yann Le Quellec, Thomas Cadène et Romain Ronzeau, qui change la donne. D’histoire réservée aux initiés, Hérouville pont idéal entre la France et le gratin de la pop anglo-saxonne apparaît comme un sujet enfin potentiellement populaire. Cette histoire conjuguée au passé redevient depuis 2015 théoriquement actuelle avec le rachat et la rénovation d’Hérouville par un trio de nouveaux propriétaires. Pendant l’été 2019, France Culture diffuse “Les folle années du château d’Hérouville”, une série documentaire de Philippe Roizès. Des artistes sont filmés à Hérouville par Morgane, producteur audiovisuel également propriétaire du Printemps de Bourges et des Francofolies de La Rochelle, promoteur du FNAC Live, pour une diffusion sur Arte après montage. Le concurrent de Morgane s’adresse à Arte : mauvaise pioche. Depuis quelque temps, la case hebdomadaire “Pop culture” de la chaîne en deuxième partie de soirée a perdu de sa superbe et sacrifie au culte de Kim Kardashian plutôt qu’à celui de Kim Fowley (“Quim qui ?”). Surtout Hérouville est retoqué au nom du manque d’intérêt pour le public allemand. La voie est libre pour Morgane avec France Télévisions, d’autant plus que France 5 accueille désormais une case hebdomadaire, “Rebelles, l’art de bousculer” (pas forcément musicale mais avec Rebel Rebel de Bowie pour générique), comme par hasard le vendredi face à celle d’Arte. Après le ballon d’essai de Rachid Taha, rockeur sans frontières de Thierry Guedj, la semaine dernière Punk Is Not Vraiment Dead ?! de Lionel Boisseau revenait sur le rock alternatif autour de Bérurier Noir. Bientôt sera diffusé le trop mémère Brigitte Fontaine : réveiller les vivants de Benoît Mouchart, Yann Orhan et Aurélien Guégan (trois réalisateurs c’est toujours un peu trop), prix du public (par sympathie pour le personnage ?) au Musical Écran à Bordeaux en novembre dernier.
Hérouville : une folie rock française, qui en profite pour corriger quelques imprécisions ou inexactitudes par rapport à David Bowie, L’homme cent visages ou le fantôme d’Hérouville en 2016, fait feu de tout bois d’images d’archives enrichies d’interviews de Marie-Claude Magne, Kuelan Nguyen, Patrice Blanc-Francard, Dominique Blanc-Francard, son successeur Laurent Thibault, Boris Bergman le parolier d’Alain Bashung période chien fou dans les années 1980 et Bernard Lavilliers. En 1970, Marie-Claude Calvet croise à 16 ans le chemin de Michel Magne fraîchement célibataire. Leur première rencontre annonce tout ce qui va suivre. Engagée comme baby sitter des enfants Magne, elle se marie en 1972 avec le fantasque seigneur du château d’Hérouville. Les costumes folkloriques anachroniques sont de sortie avec pour témoins Jean Yanne et sa femme de l’époque Nicole Calfan. Quelques années plus tard, les Magne dépossédés d’Hérouville n’y habitent plus et tentent de se consoler à Saint-Paul-de-Vence, quand Kuelan Nguyen se retrouve au Château d’Hérouville avec Jacques Higelin installé là sans même faire semblant d’y enregistrer. La Franco-Vietnamienne, présentée par Ludovic Perrin du Journal Du Dimanche à Christophe Conte, s’exprime face caméra, China Girl chantée par Iggy Pop sur The Idiot six ans avant David Bowie sur l’album Let’s Dance en 1983. Cerise sur le gâteau, Dominique Blanc-Francard, qui s’était raconté dans It’s a teenager dream : itinéraire d’un ingénieur du son (Le Mot Et Le Reste) avec l’aide d’Olivier Schmitt en 2016, avait aussi filmé en Super 8 Hérouville en son temps quand il le pouvait et numérisé les images. Une dizaine de minutes, ô combien précieuses pour qui connaît un peu les problématiques liées au coût des archives dans un format télévisé de 52 minutes, proposées en fin d’interview. Puisse Hérouville : une folie rock française connaître une belle et longue vie pour donner envie aux diffuseurs d’explorer d’autres malles aux trésors à portée de main.
Merci deux fois à Bertrand Burgalat : pour avoir intéressé Christophe Conte dès le début des années 1990 à Michel Magne et m’avoir recommandé bien plus tard la lecture de L’amour de vivre du même Michel Magne.
Nicolas Plommée
Disponible gratuitement en replay jusqu'au 27 mai 2024